Dans un article précédent, nous avons vu l’importance de la reconnaissance des caractères imprimés pour l’acquisition des compétences en lecture, en écriture et en calcul, ainsi que l’inquiétude que suscite le fait qu’un facteur favorisant les performances scolaires futures doive reposer sur une acquisition pré-éducative, généralement plus complète chez les enfants ayant un penchant pour l’enseignement pré-académique. La question se pose donc de savoir comment améliorer la reconnaissance des caractères imprimés à un stade précoce du développement de l’enfant afin de faciliter l’acquisition ultérieure d’autres compétences de base.
En particulier, nous sommes préoccupés par le fait que ce sont surtout les enfants précoces qui pourraient avoir une curiosité disproportionnée pour feuilleter les pages de livres qui leur sont mystérieux, et ainsi développer une telle familiarité. Au cours des dernières années, et surtout à la suite de la pandémie de COVID de 2019, nous avons assisté à une évolution significative vers les livres numériques. Cela nous amène à nous demander : quel est le rôle des livres numériques dans l’acquisition de la reconnaissance des premiers caractères imprimés et des compétences de base en lecture, écriture et calcul ? Peuvent-ils remettre en cause la répartition potentiellement inégale des compétences de base chez les enfants d’âge préscolaire lorsqu’ils s’inscrivent dans un programme d’éducation de la petite enfance ?
On pourrait être tenté de penser que les livres électroniques ne contribuent pas à l’acquisition de compétences en matière d’impression en raison de l’observation fondamentale selon laquelle les livres papier et les livres électroniques sont différents et que, par conséquent, l’acquisition de compétences liées à la manipulation correcte d’un type de livre pourrait ne pas être idéale pour la manipulation de l’autre type de livre – en l’occurrence, les livres électroniques. En effet, les livres électroniques sont lus sur un écran, les pages défilent ou sont balayées au lieu d’être feuilletées, le texte est parfois lu à haute voix et les illustrations sont parfois animées, alors que le texte d’un livre imprimé est silencieux et les illustrations sont immobiles. Toutes ces différences remettent en question l’idée que la manipulation des livres électroniques peut contribuer à la connaissance de l’écrit de la même manière que la manipulation des livres imprimés.
D’autre part, d’importantes recherches semblent suggérer que les livres électroniques pourraient être utiles pour l’acquisition de compétences en lecture et en écriture dès le plus jeune âge. En effet, un groupe de chercheurs a mené une étude en 2020 dans laquelle ils ont mesuré – par le biais d’une expérience de suivi oculaire – l’attention des enfants au texte d’une histoire en comparant les résultats entre une histoire en format imprimé et en format numérique. Les résultats ont montré que la synchronisation des surlignements – une fonction par laquelle des segments du texte sont surlignés lorsqu’ils sont lus à voix haute par une voix off (voir l’image) – incitait les enfants à regarder le texte davantage qu’avec le format papier, où cette fonction n’était pas possible. En fait, cette caractéristique peut être compensée par un parent ou un professeur lisant le texte avec l’enfant, mais cela signifierait que le développement des compétences de lecture et d’écriture serait plus rapide chez les enfants disposant de plus de ressources.
D’une manière générale, nous pourrions affirmer que les nombreuses fonctions numériques rendues possibles par les livres électroniques peuvent être exploitées pour créer une expérience d’apprentissage plus fluide pour les enfants. La manipulation des lettres, des mots et des sons sur papier peut en effet s’avérer délicate, comme le montre l’illustration suivante :
L’après-midi, quand j’étais libre, ma mère m’apprenait à lire et à écrire en français. Je détestais cela. Les mots étaient écrits sur des petits bouts de papier et il fallait les manipuler pour faire des phrases.
Une autre raison pour laquelle les livres électroniques sont susceptibles de développer les compétences de lecture et d’écriture chez les enfants est le fait qu’ils sont souvent multilingues. C’est le cas parce que le processus de traduction et de distribution est plus transparent lorsqu’il s’agit d’un format numérique plutôt que d’un format imprimé. D’autre part, il est prouvé que les compétences en lecture de textes imprimés développées dans une langue par un enfant peuvent, dans une certaine mesure, être transférées dans une autre langue.
En effet, dans une étude de Bengochea et al. les chercheurs ont mesuré la connaissance des caractères d’imprimerie d’un groupe d’enfants âgés d’environ 5 ans et bilingues en espagnol et en maya yucatec. Ils ont constaté que ces enfants présentaient des compétences modestes dans les deux langues, en particulier dans la seconde. Il convient toutefois de replacer ces résultats dans le contexte des communautés où ils sont élevés, qui manquent cruellement de documents imprimés en maya yucatec :
La ressource imprimée la plus répandue dans la communauté était le graffiti, qui était abondant. La plupart du temps, le graffiti était en espagnol. Enfin, dans les foyers des enfants, et d’après le rapport des parents obtenu par questionnaire, le nombre moyen de livres disponibles était de 0 (de 0 à 3). Les textes religieux, bien que rares, étaient généralement les seules ressources imprimées mayas disponibles dans les foyers pour enfants. (Bengochea 2017 p6)
En d’autres termes, bien que les enfants n’aient pratiquement pas eu accès à des ressources imprimées en langue maya yucatèque, ils ont pu transférer certaines de leurs compétences acquises en espagnol vers leur autre langue maternelle. Par conséquent, le multilinguisme des livres électroniques permet aux lecteurs parlant plusieurs langues de trouver des ouvrages à lire dans au moins l’une de ces langues, tout en garantissant que les compétences en matière de connaissance des textes imprimés qui en découlent seront transférées aux compétences dans les autres langues.
Enfin, n’oublions pas que l’acquisition des compétences de lecture et d’écriture par le biais des livres électroniques présente l’avantage supplémentaire de permettre aux lecteurs de développer en même temps leurs compétences en matière de littératie numérique. Il est facile de croire que les jeunes générations sont des « digital natives », c’est-à-dire qu’elles sont intrinsèquement familières avec les technologies numériques du fait qu’elles sont nées à une époque où ces technologies existaient déjà. Cependant, et comme les enseignants le signalent de plus en plus, il n’est malheureusement pas vrai que tous les enfants sont « technophiles » ou qu’ils tendent à le devenir sans problème. Les niveaux de compétences en littératie numérique, tout comme d’autres compétences, sont influencés par des facteurs de classe, de race, de sexe et de nationalité. (Hague 2011 p9)
En conclusion, les livres électroniques pourraient être un outil utile pour remédier aux inégalités entre enfants dans l’éducation dès la petite enfance, et cela est vrai tant pour les inégalités concernant leurs connaissances en matière d’imprimés et les compétences en lecture et en écriture qui en découlent, que pour les inégalités en matière de compétences en lecture et en écriture numériques.
Bibliographie
- Bengochea, Alain, Laura M. Justice, and Maria J. Hijlkema. « Print knowledge in Yucatec Maya–Spanish bilingual children: an initial inquiry. » International Journal of Bilingual Education and Bilingualism 20.7 (2017): 807-822.
- Hague, Cassie, and Sarah Payton. « Digital literacy across the curriculum. » Curriculum Leadership 9.10 (2011).
- Liao, Chia-Ning, et al. « Electronic storybook design, kindergartners’ visual attention, and print awareness: An eye-tracking investigation. » Computers & Education 144 (2020): 103703.
- Sattouf, Riad. L’Arabe du futur (Tome 2): Une jeunesse au Moyen-Orient (1984-1985). Allary éditions, 2015.